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Sour Lounge
6 mars 2008

De la vertu du dialogue (part1)

Fertility_by_AlterdReality





- Je suis enceinte.


Ses mots me parviennent à l'improviste, alors que je m'apprête à sortir nous chercher un petit déjeuner dominical. Un coup de poignard oral dans le dos. Je reste la main sur la poignée de porte quelques secondes, songeant que la voix n'est guère ensommeillée pour qui émerge à peine des bras de Morphée, et quitte l'appartement en silence.

Garage, voiture, route. Le temps s'est contracté au point de ne l'avoir vu passer. Je réalise soudain qu'à serrer le volant de la sorte, je pourrais le tordre en deux. Comme mes dents pourraient se briser sous la contraction des mâchoires.

Je ne supporte pas cette façon de faire, de glisser un sujet important au gré d'une conversation anodine ou entre deux portes. Je ne le supporte pas, à m'en rendre malade. Ho je ne demande pas un entretien officiel, simplement de ménager un temps et un espace particuliers pour aborder les sujets sensibles. En outre j'aime les surprises, un reste de naïveté voulant que les bonnes soient plus nombreuses que les mauvaises. Pourtant je ressens comme une traîtrise dans ce type d'annonce, ainsi que si l'on profitait d'un instant de distraction de l'adversaire pour lui administrer un coup fatal. Je ne supporte pas.

Boulangerie. La petite dame se tasse de frayeur lorsque je me retourne brusquement. Du bout du doigt, elle me désigne ma monnaie que j'ai oublié. Je grogne quelques excuses inaudibles et quitte le magasin à grands pas.

Je ne supporte pas l'idée que depuis des heures, des jours ou des semaines elle savait et s'est tûe, choisissant le moment le moins opportun pour faire son effet d'annonce. Nous aurions pu en parler hier soir, avant qu'elle s'endorme, avant que nous nous aimions sauvagement, avant que nous ne commencions à picorer un dîner. Nous aurions pu encore en parler ce matin, dans la tiède chaleur de la couette, alors qu'elle faisait semblant de dormir. Je ne supporte pas qu'elle ait laissé passer ces moments pour me cueillir sur le pas de la porte.

Bar. Je suis au bar. A neuf heures du matin. Un dimanche. Dire que je me suis levé, oubliant mes habitudes de grasses matinées, pour lui faire une gentille surprise. Et elle me balance ça, même pas au visage.


- ... un café ?


Café ? Ho ! La petite serveuse me regarde avec un sourire un peu éberlué. Je me demande combien de fois elle m'a posé la question.

Elle me fait répéter ma commande, un pli soucieux sur le front. J'articule distinctement, de sorte qu'elle puisse lire sur mes lèvres la confirmation.


- Trois téquilas ?!


Oui. Pourquoi trois, pourquoi téquila, je ne sais pas. C'est la première chose qui m'est venue à l'esprit à travers les langues de colère qui me lèchent le cerveau. Elle n'aime pas la téquila, surtout frappée, trop prompte à éclater en corolles d'ivresse sous le crâne. Elle n'aimerait sans doute pas plus me savoir commencer ainsi la journée. Je n'aime pas qu'on m'annonce les choses ainsi.


- Pardonne l'indiscrétion, mais tout va bien ?


Elle est gentille cette petite et je sais que sa préoccupation n'est pas seulement marchande. Disons que je passe assez de temps ici à lire devant un irish coffee pour qu'une certaine affection envers cet étrange client soit née. Elle est assez réciproque pour que je lui réponde.


- Annabelle est enceinte ...

- Ho ... Vues ta tête et les téquila, je ne sais pas ce qu'il faut dire, mais en tout cas elles sont pour moi.


Elle s'en retourne sans attendre ma grimace de remerciement, et je réalise la nouvelle comme un uppercut au foie.

Annabelle est enceinte.

Annabelle est enceinte.

Je vais être papa.

Merde. Je vais être papa, Annabelle est enceinte. Quelque chose qui n'est pas sans rappeler un orgasme me parcourt le corps d'une seule vague.

Papa.

Je vais être papa.

Merde. Une douce chaleur reste en place à l'idée de la petite fille qui va arriver. Ou du petit garçon. Qu'est-ce que je préfère d'ailleurs ? Marrant ça. J'ai coutume d'arborer un rictus cynique quand amis ou amies m'annoncent qu'ils préfèreraient l'un ou l'autre, alors que je sais pertinemment que l'un comme l'autre les rendront fous de joie, et voilà que je me pose la question. Et y trouve une réponse. Je préfèrerais une fille, sans doute pour être du bon côté de l'Oedipe.

Je réussis à me tirer un sourire tout seul. Bref, mais un sourire tout de même.

Je vais être papa.

Finies les soirées, finis les excès, finie la vie sans borne ni repère, finies les grasses matinées. Hm ... Dit comme ça, ça ne fait pas envie. Ai-je envie d'ailleurs ?

Je vais être papa.

Bien sûr que j'ai envie. M'aurait-on posé la question seulement hier, j'aurais trouvé un argumentaire abscons sur l'avenir de la planète, le règne de l'enfant-roi, l'incertitude permanente d'avoir trouvé la mère ou la nécessité d'être assez mature. Hier. Aujourd'hui je vais être papa.

(A Suivre)

Illustration : Fertility, par *AlterdReality, sur DeviantArt

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