De l'interdit des interstices (part 2)
C'est
cette dernière règle que Francis a enfreint avec Caroline. Elle devait
être son plus bel ouvrage. Pensez, un mariage inébranlé depuis quinze
ans, l'amour fou, sans une once de lassitude, sans doute ni remise en
cause. A l'en croire. Et s'il est bien une chose que Francis a appris,
c'est de ne pas croire une femme proclamant le bonheur de son couple,
si rayonnante soit-elle dans sa confession, si radieuse soit-elle de
son amour intact alors que ses jolies lèvres s'arrondissent pour
siroter son cappuccino. La faille existe, invariablement, il ne s'agit
que de la trouver.
Ils
devaient partir sur le même avion, elle était seule à une table en
attendant l'embarquement, il a immédiatement repéré l'alliance, et
déduit de la lecture d'un best-seller d'aéroport qu'elle voyageait non
accompagnée. Il s'est donc invité, sous un prétexte futile, elle l'a
accueilli d'un grand sourire. Les dents du pied de biche étaient
insérées.
Son
charme naturel aidant, elle convenait au moment de rejoindre l'avion de
la nécessité de trouver à s'asseoir côte à côte pour poursuivre leur
délicieuse conversation. Par chance le vol était singulièrement vide,
ils n'eurent aucune difficulté, et Francis sentit qu'il s'agissait là
d'un encouragement, vraisemblablement divin à ce niveau.
Les
douze heures de vol passèrent dans un songe. Elle était belle,
intelligente, cultivée, riait facilement, et surtout, elle était ravie
de rencontrer un compatriote avec lequel égayer son séjour asiatique.
Francis était aux anges, rarement affaire s'était présentée aussi bien.
Elle
était en voyage d'affaire, une représentation pour sa société dans un
conseil d'administration chinois, tous frais payés, suite comprise. Ils
la découvrirent ensemble, une longue douche sensuelle pour se remettre
de la fatigue du voyage, un peu de gymnastique sur les meubles laqués
pour se remettre en jambes, et de brutales étreintes pour apprécier la
qualité du matelas italien. Intérieurement, Francis exultait de voir
ainsi confirmée sa théorie, la fougue de Caroline confirmant comme son
idylle n'était pas si merveilleuse. Sa sauvagerie plaidait même pour
l'abandon le plus total.
Elle
devait rester quatre jours, il était à Hong-Kong pour une semaine de
tourisme, le temps de se faire oublier d'une précédente affaire trop
sensible pour ne pas s'attacher et trop mariée à un policier belliqueux
pour ne pas avoir les moyens de le retrouver. Ils passèrent ensemble
les nombreuses heures de liberté dont elle disposait. Les matelas
italiens sont si confortables. Si souples.
En
générale, les femmes adultères s'abstiennent d'évoquer leur mariage
dans les bras de leur sauveur. Pudeur, remords, mauvais souvenir ou
délicatesse, le sujet est tabou, quel que soit le temps passé ensemble.
Francis l'a vérifié, nombre de fois, poussant l'expérimentation jusqu'à
questionner occasionnellement. Non, rien à faire, le meilleur moyen de
ne pas gâcher le péché est de ne l'évoquer sous aucune forme. Il sera
bien temps d'y songer au moment d'expliquer à monsieur pourquoi l'on
rentre si tard, pourquoi on est si effondrée, pourquoi les yeux
larmoyants il faut impérativement que l'on parle. En générale.
Dès
le premier jour, Caroline occupa chaque moment libre à vanter à
l'attentionné compagnon comme son union était heureuse, comme son
conjoint était un homme merveilleux, comme il lui manquait. Francis
trouvait cela étrange, mais il mit cet étalage sur le compte d'une
particulière forme d'auto-persuasion visant à la rassurer, et il ne
s'en formalisa pas, les femmes peuvent être si excentriques dans la
culpabilité.
Il
ne s'étonna pas plus quand le dernier soir elle lui annonça qu'elle
prolongeait son séjour, prenant un congé mérité pour mieux profiter de
lui. Après tout, Francis est irrésistible, nombre d'épouses donneraient
cher pour le retrouver, et pas toutes par ressentiment. Qu'elle
souhaitât en outre trouver un hôtel plus discret, dans un cadre plus
populaire, loin des artifices du quartier européens, ne le choqua pas
plus. Succomber aux sirènes de l'exotisme n'est pas la plus farfelue
des excentricités. Il regretterait simplement le matelas italien, à se
promettre d'investir sitôt rentré chez lui.
Le
surprit en revanche autrement plus qu'un européen au profil de videur
vienne frapper à la porte de leur nouveau nid d'amour. Notamment
lorsqu'il se présenta d'un direct à la mâchoire. Ou qu'il reprenne
connaissance écartelé sur le mauvais lit, poignets et chevilles ligotés
aux montants.
Caroline,
aussi prévenante qu'à l'accoutumée, leva vite ses interrogations. Elle
lui expliqua que Simon, son époux, était si ravi de sa rencontre qu'il
avait fait le déplacement pour le connaître. Il était d'autant plus
satisfait que leurs jeux impliquaient une discrétion que la fausse
identité de Francis facilitait au plus haut point, il l'en remerciait.
Avec sa franchise habituelle, elle lui confia comme ils avaient coutume
d'attiser leur passion par diverses pratiques, certes un peu
salissantes, mais ô combien piquantes.
Francis
est ennuyé. L'exposé sordide que lui a fait Caroline promet à terme de
mettre définitivement fin à sa vocation. C'est dommage, tant de femmes
restent à sauver. Le plus dommage est que la seule qui n'en avait
certainement pas besoin soit celle qui lui a fait déroger à ses règles,
au point de tomber entre les griffes du plus infréquentable couple à sa
connaissance. Lequel a entamé ses retrouvailles sous ses yeux, sans le
moindre égard pour sa situation. Autant dire qu'il ne faudra pas plus
compter sur leur reconnaissance, même posthume.
S'il avait su il aurait un peu plus profité de ce fabuleux matelas italien ...
Ailleurs,
un exercice d'écriture : proposer trois titres à l'organisation, bien
mélanger, redistribuer trois titres aux participants, et tâcher de
tirer au moins un texte de l'un d'eux (trois).
Étaient offerts L'interdit des interstices, Merci d'être velue, et un troisième
sur le plaisir de l'art de la complexité du montage de meubles Ikéa.
Moulinage
à vide, essais avortés, le premier titre aura attiré la réflexion par
sa poésie, à finir par discerner quels seraient les interstices, à
savoir la distance qui se crée entre des époux, passés les premiers
instants de douce euphorie collé-serré. De là un enchaînement sans
préméditation ni construction jeté un soir à la volée, jusqu'à obtenir
ce résultat.
Illustration : crack in life par pozdnyakoff sur DeviantArt
(20080907)