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Sour Lounge
22 octobre 2008

De l'interdit des interstices (part 2)

crack_in_life_by_pozdnyakoff


(Première partie)


C'est cette dernière règle que Francis a enfreint avec Caroline. Elle devait être son plus bel ouvrage. Pensez, un mariage inébranlé depuis quinze ans, l'amour fou, sans une once de lassitude, sans doute ni remise en cause. A l'en croire. Et s'il est bien une chose que Francis a appris, c'est de ne pas croire une femme proclamant le bonheur de son couple, si rayonnante soit-elle dans sa confession, si radieuse soit-elle de son amour intact alors que ses jolies lèvres s'arrondissent pour siroter son cappuccino. La faille existe, invariablement, il ne s'agit que de la trouver.
Ils devaient partir sur le même avion, elle était seule à une table en attendant l'embarquement, il a immédiatement repéré l'alliance, et déduit de la lecture d'un best-seller d'aéroport qu'elle voyageait non accompagnée. Il s'est donc invité, sous un prétexte futile, elle l'a accueilli d'un grand sourire. Les dents du pied de biche étaient insérées.

Son charme naturel aidant, elle convenait au moment de rejoindre l'avion de la nécessité de trouver à s'asseoir côte à côte pour poursuivre leur délicieuse conversation. Par chance le vol était singulièrement vide, ils n'eurent aucune difficulté, et Francis sentit qu'il s'agissait là d'un encouragement, vraisemblablement divin à ce niveau.
Les douze heures de vol passèrent dans un songe. Elle était belle, intelligente, cultivée, riait facilement, et surtout, elle était ravie de rencontrer un compatriote avec lequel égayer son séjour asiatique. Francis était aux anges, rarement affaire s'était présentée aussi bien.
Elle était en voyage d'affaire, une représentation pour sa société dans un conseil d'administration chinois, tous frais payés, suite comprise. Ils la découvrirent ensemble, une longue douche sensuelle pour se remettre de la fatigue du voyage, un peu de gymnastique sur les meubles laqués pour se remettre en jambes, et de brutales étreintes pour apprécier la qualité du matelas italien. Intérieurement, Francis exultait de voir ainsi confirmée sa théorie, la fougue de Caroline confirmant comme son idylle n'était pas si merveilleuse. Sa sauvagerie plaidait même pour l'abandon le plus total.
Elle devait rester quatre jours, il était à Hong-Kong pour une semaine de tourisme, le temps de se faire oublier d'une précédente affaire trop sensible pour ne pas s'attacher et trop mariée à un policier belliqueux pour ne pas avoir les moyens de le retrouver. Ils passèrent ensemble les nombreuses heures de liberté dont elle disposait. Les matelas italiens sont si confortables. Si souples.

En générale, les femmes adultères s'abstiennent d'évoquer leur mariage dans les bras de leur sauveur. Pudeur, remords, mauvais souvenir ou délicatesse, le sujet est tabou, quel que soit le temps passé ensemble. Francis l'a vérifié, nombre de fois, poussant l'expérimentation jusqu'à questionner occasionnellement. Non, rien à faire, le meilleur moyen de ne pas gâcher le péché est de ne l'évoquer sous aucune forme. Il sera bien temps d'y songer au moment d'expliquer à monsieur pourquoi l'on rentre si tard, pourquoi on est si effondrée, pourquoi les yeux larmoyants il faut impérativement que l'on parle. En générale.
Dès le premier jour, Caroline occupa chaque moment libre à vanter à l'attentionné compagnon comme son union était heureuse, comme son conjoint était un homme merveilleux, comme il lui manquait. Francis trouvait cela étrange, mais il mit cet étalage sur le compte d'une particulière forme d'auto-persuasion visant à la rassurer, et il ne s'en formalisa pas, les femmes peuvent être si excentriques dans la culpabilité.
Il ne s'étonna pas plus quand le dernier soir elle lui annonça qu'elle prolongeait son séjour, prenant un congé mérité pour mieux profiter de lui. Après tout, Francis est irrésistible, nombre d'épouses donneraient cher pour le retrouver, et pas toutes par ressentiment. Qu'elle souhaitât en outre trouver un hôtel plus discret, dans un cadre plus populaire, loin des artifices du quartier européens, ne le choqua pas plus. Succomber aux sirènes de l'exotisme n'est pas la plus farfelue des excentricités. Il regretterait simplement le matelas italien, à se promettre d'investir sitôt rentré chez lui.
Le surprit en revanche autrement plus qu'un européen au profil de videur vienne frapper à la porte de leur nouveau nid d'amour. Notamment lorsqu'il se présenta d'un direct à la mâchoire. Ou qu'il reprenne connaissance écartelé sur le mauvais lit, poignets et chevilles ligotés aux montants.
Caroline, aussi prévenante qu'à l'accoutumée, leva vite ses interrogations. Elle lui expliqua que Simon, son époux, était si ravi de sa rencontre qu'il avait fait le déplacement pour le connaître. Il était d'autant plus satisfait que leurs jeux impliquaient une discrétion que la fausse identité de Francis facilitait au plus haut point, il l'en remerciait. Avec sa franchise habituelle, elle lui confia comme ils avaient coutume d'attiser leur passion par diverses pratiques, certes un peu salissantes, mais ô combien piquantes.

Francis est ennuyé. L'exposé sordide que lui a fait Caroline promet à terme de mettre définitivement fin à sa vocation. C'est dommage, tant de femmes restent à sauver. Le plus dommage est que la seule qui n'en avait certainement pas besoin soit celle qui lui a fait déroger à ses règles, au point de tomber entre les griffes du plus infréquentable couple à sa connaissance. Lequel a entamé ses retrouvailles sous ses yeux, sans le moindre égard pour sa situation. Autant dire qu'il ne faudra pas plus compter sur leur reconnaissance, même posthume.
S'il avait su il aurait un peu plus profité de ce fabuleux matelas italien ...

Ailleurs, un exercice d'écriture : proposer trois titres à l'organisation, bien mélanger, redistribuer trois titres aux participants, et tâcher de tirer au moins un texte de l'un d'eux (trois).
Étaient offerts L'interdit des interstices, Merci d'être velue, et un troisième sur le plaisir de l'art de la complexité du montage de meubles Ikéa.
Moulinage à vide, essais avortés, le premier titre aura attiré la réflexion par sa poésie, à finir par discerner quels seraient les interstices, à savoir la distance qui se crée entre des époux, passés les premiers instants de douce euphorie collé-serré. De là un enchaînement sans préméditation ni construction jeté un soir à la volée, jusqu'à obtenir ce résultat.

 

Illustration : crack in life par pozdnyakoff sur DeviantArt
(20080907)

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