Le goût des adieux 6/9
Son cœur s’est arrêté de battre un beau matin, ou peut-être une
De n’avoir pu m’exécuter n’avait rien ôter à ma tentation mortelle. Elle était là, et ne demandait qu’à s’exprimer. Et quel état est le plus à même de souscrire à une telle demande, sinon l’adolescence ?
Païta.
La campagne. La Brousse. Une première année au collège
de la commune, à tisser des camaraderies sans guère
plus de profondeur, comment concilier le petit métro plongé
dans ses livres et ses légos, et les gamins du coin ne
songeant qu’à profiter du soleil et du plein air. Puis
l’inscription à Nouméa.
La
ville de province. Des pairs de toutes conditions, des accoutrements
de tous genres, et un autre décalage, celui du garçon
vivant loin, dont la visite aux copains s’organise strictement,
avec un horaire incompressible.
Se poursuivit donc l’immersion dans la lecture, au gré de ce que proposaient les CDI successifs, et la découverte du Jeu de rôles, avec son potentiel de tueries et de mort. En fond sonore, les disputes des parents, plus vives que jamais, Papa était maintenant à la retraite.
Floue
pendant trois années, l’adolescence reste riche en
découvertes, l’envie de mort revint sous le nom d’Aurélie.
J’avais
déjà moult fois succombé à un joli
minois, alimentant songes et fantasmes, je n’avais encore eu
l’occasion d’approcher d’aussi près une fille qu’à
l’occasion de ce voyage de langue en Australie.
Il
aura fallu les quinze premiers jours pour que je tombe amoureux, les
quinze suivants pour devenir son meilleur ami dans la troupe, le
retour pour croire qu’enfin, et un premier lapin pour souhaiter
quitter la vie sur cette douleur.
Elle
était dans mon lycée, je la voyais tous les jours,
connaissais son emploi du temps par cœur, la contemplais depuis les
étages, le cœur faisant des bonds de cabri chaque fois
qu’elle apparaissait.
Et
je n’étais pour elle qu’un grand dadais barbu, aux cheveux
longs, certes sympathique quand il n’est personne de mieux sous la
main, mais une connaissance, sans plus.
Et
cette indifférence me brûlait, ce manque de
reconnaissance de mes sentiments me déchirait les boyaux, sa
présence me rendait fou. Les cutters et lames de ciseaux
rougis auront inscrit cette douleur sur ma peau sans parvenir à
l’exorciser totalement.
Finalement,
quand il fut avéré, au prix d’un aimable refus,
qu’elle n’entrerait jamais dans mon univers, la décision
s’imposa naturellement. Il ne me restait qu’à mourir.
Cette
fois, le choix du mode opératoire fut simple, la documentation
aidant. Il ne s’agirait que de se couper les veines, dans la
longueur, afin de se prémunir de la bonne blague de
l’intervention in extremis, j’avais assez de cicatrice pour faire
l’économie de supplémentaires, et sans effusion
superfétatoire.
La
décision prise, je ne pouvais déroger à
l’écriture du testament, les habitudes ont la vie dure
jusqu’aux berges de la mort.
La
transition vers l’adolescence avait de beaucoup rendu caduc mon
précédent. Foin de jouets, ils sont pour les bébés.
Guère plus de vélo, en faire seul, uniquement pour
faire du vélo, m’avait ôté beaucoup du goût,
ne restaient que les livres et la belle dame.
Ayant
développé, consécutivement à mes émois,
un rôle de misogyne, alimenté par Lamartine, Musset,
Wilde et divers autres, je ne pouvais m’autoriser la reconnaissance
de l’effigie et devait au contraire m’assurer qu’elle finisse
broyée, véhicule de ma détestation pour la gent
féminine et témoignage du dédain qu’elle
m’inspirait désormais. Elle finirait sous une presse
automobile, ça doit bien se trouver quelque part, l’exécution
testamentaire c’est un métier, madame.
Quant
aux livres, dont le compte commençait à s’allonger,
doucement mais sûrement, qu’ils soient brûlés en
un grand feu de joie contrainte. Je ne voulais rien laisser derrière
moi, n’ayant finalement jamais rien eu de ce qui importait, ni
n’ayant eu la moindre valeur moi-même.
Juste.
Juste remettre à Aurélie mon Stormbringer,
dernier tome de la saga d’Elric, qu’elle trouve entre les lignes
toute la tragédie de la fin de mon monde pour l’avoir
rencontrée, et m’être alimenté à travers
elle. Qu’elle culpabilise, pour la peine. D’avoir tant manqué.
De m’avoir tant marqué. De son joli sourire. De ses yeux en
amande. De sa peau si douce.
Plus
de mot en revanche pour mes parents, je ne les supportais plus,
d’autant qu’ils étaient quand même un peu
responsables si je me retrouvais à gérer cette vie
pourrie, moi je n’avais rien demandé à la base. Et
puis de toute façon ils ne pouvaient pas me comprendre, alors
à quoi bon.
En
revanche, je laissai mon agenda à ma petite sœur, celui avec
les citations misogynes et les poèmes désespéré,
celui avec les traces de mon sang et les acrostiches en A, en U, en
R, en E, je n’en dis pas plus, celui avec les paroles de groupes de
métal sous la reproduction de leur nom calligraphié,
celui avec le répertoire des bouquins lus. Celui avec les mots
d’un Kurt Cobain encore en vie : I hate myself and I wanna
suicide. Qu’elle n’ait plus besoin de se cacher pour piquer mes
citations.
J’étais prêt, rien ne me retenait, il a suffit d’un couac. Une amie inquiète de constater de nouvelles marques sur mon bras me fit promettre de ne plus me faire de mal. Je n’ai jamais su résister aux témoignages d’affection, je n’ai jamais voulu manquer à ma parole. Piégé sur un seul bête accès d’émotion. Vraiment pas de bol.
Illustration : Borderline, par stilllifepaul, sur DeviantArt