Oscar Wilde : Le Portrait de Dorian Gray, traduction de Edmond Jaloux et Félix Frapereau
PREFACE
L'artiste est un créateur de beauté.
Révéler l'art et cacher l'artiste, tel est le but de l'art.
Le critique est celui qui peut transposer d'une autre manière ou traduire en
éléments nouveaux son impression de la beauté.
La forme de critique la plus haute, comme aussi la plus basse, est une espèce
d'autobiographie.
Ceux qui trouvent aux belles oeuvres de vilaines significations sont corrompus
sans être élégants. C'est une faute.
Ceux qui trouvent aux belles oeuvres de belles significations sont les esprits
cultivés. Pour ceux-là il y a de l'espérance.
Ils sont les élus pour qui les belles choses n'ont d'autre sens que la beauté.
L'appelation de livre moral ou immoral ne répond à rien. Un livre est bien
écrit ou mal écrit. Et c'est tout.
L'aversion du XIXe siècle pour le réalisme, c'est la rage de Caliban
reconnaissant son image dans un miroir.
L'aversion du XIXe siècle pour le romantisme, c'est la rage de Caliban ne
reconnaissant pas son visage dans un miroir.
La vie morale de l'homme est un des sujets que traite l'artiste, mais la
moralité de l'art consiste dans le parfait usage d'un instrument imparfait.
L'artiste n'entend rien prouver. Tout se prouve, même ce qui est vrai.
L'artiste n'a pas de préférence morale. Une préférence morale, chez l'artiste,
est un maniérisme de style impardonnable.
L'artiste n'est jamais malsain. L'artiste peut tout exprimer.
La pensée et le langage sont, pour l'artiste, les instruments de son art.
Au point de vue de la forme, le modèle de tous les arts est celui du musicien.
Au point de vue du sentiment, le modèle est le talent de l'acteur.
Tout art est à la fois surface et symbole.
Ceux qui plongent sous la surface, le font à leurs risques et périls.
Ceux qui sondent le symbole, le font à leurs risques et périls.
En réalité, c'est le spectateur, et non la vie que l'art reflète.
La diversité d'opinion sur une oeuvre d'art indique que l'oeuvre est neuve,
complexe, et vivante.
Où les critiques ne s'entendront pas, l'artiste est d'accord avec lui même.
On peut pardonner à un homme de faire oeuvre utile, tant qu'il s'abstient de
l'admirer, pour faire oeuvre inutile, il n'est d'autre excuse que de l'admirer
infiniment.
Tout art est complètement inutile.
CHAPTRE II
[...] et pourtant, je crois que si un seul homme osait vivre sa vie pleine et
entière, s'il osait manifester tous ses sentiments , exprimer toutes ses
pensées, réaliser tous ses rêves, le monde en recevrait un tel renouveau de
joie, que nous oublierions toutes les insanités du Moyen Age, pour revenir à
l'idéal hellène - peut-être même à je ne sais quoi de plus beau et de plus
complet que l'idéal hellène. Mais le plus brave de nous a peur de son moi. La
coutume sauvage de la mutilation a ce prolongement tragique dans ce renoncement
personnel qui désenchante notre vie. Nous portons la peine de nos résistances.
Tout désir que nous cherchons à étouffer, couve en notre esprit et nous
empoisonne. Que le corps pèche une bonne fois, et c'en est fait de son péché,
car l'action a une vertu purificatrice. Il n'en reste rien, que le souvenir
d'un plaisir ou la volupté d'un regret. Le seul moyen de se délivrer de la
tentation, c'est d'y céder. Résistez-y, et votre âme languira, tourmentée du
désir malsain de ce qu'elle-même s'est interdit, consumée de l'âpre envie de ce
que ses lois monstrueuses ont rendu monstrueux et illicite. Les grands
évènements du monde, a-t'on dit, se passent dans le cerveau. C'est aussi dans
le cerveau seul, que se passent les grandes péchés du monde.[...]
Illustration : Dorian Gray, par ~Keynant, sur DeviantArt